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Réinventer nos « fatra » : la voie vers un nouvel Eldorado

Le mot « fatras » possède des sens multiples selon les cultures. En arabe, il renvoie à une pause, un intervalle, parfois à un état de faiblesse ou de repos. Dans la théologie islamique, « fatrah » désigne ce temps de silence entre deux prophètes. En maltais, il prend un tout autre visage, signifiant le dîner, ce moment de partage essentiel, notamment chez les campagnards. Mais en Haïti, ce mot a glissé vers une définition bien plus crue : les « fatra », ce sont les ordures, les déchets, ce que l’on rejette. Pourtant, en revisitant ce sens, ne pourrait-on pas redonner à ce mot un visage plus fertile ? Si ailleurs il est intervalle ou subsistance, pourquoi pas chez nous un tremplin vers une nouvelle économie ?

Dans les rues de Port-au-Prince, du Cap-Haïtien ou de Jérémie, le constat est sans appel. Les détritus envahissent les trottoirs, s’accumulent dans les canaux, et s’élèvent en petites montagnes à chaque coin de rue. Cette situation n’est plus seulement un désordre visuel ; elle est devenue une menace sanitaire et sociale. La collecte reste fragile et incomplète : trop peu de camions, des trajets irréguliers, des quartiers entiers laissés pour compte. Tout se mélange dans les mêmes sacs, rendant le recyclage coûteux et peu rentable.

Les décharges, souvent improvisées à ciel ouvert, ne respectent aucune norme, laissant s’échapper des lixiviats et des fumées toxiques. Dans ce chaos, des hommes et des femmes fouillent chaque jour ces amas de déchets pour en tirer quelques bouteilles, un peu de ferraille ou de carton. Invisibles, sans statut, ils opèrent dans l’ombre, exploités par des filières qui fixent les prix à leur guise. Les municipalités, elles, se débattent avec des budgets dérisoires et sans instruments financiers adaptés, incapables d’imposer aux importateurs et distributeurs de prendre part à la solution.

Les conséquences sont bien connues des habitants. Les pluies, même fines, suffisent à transformer les rues en torrents, car les canaux, obstrués par les plastiques et autres débris, sont asphyxiés. Les moustiques prolifèrent, les maladies hydriques s’intensifient. Le pays projette à l’extérieur l’image d’un territoire submergé par ses propres déchets. Et pourtant, sous ces monceaux de fatras se cache une richesse inexploitée.

En 2018, Haïti a exporté pour 3,35 millions de dollars de métaux et plastiques récupérés, selon la Banque de la République d’Haïti (BRH). À Cité Soleil, une petite entreprise locale, « Environmental Cleaning Solutions S.A. (ECSSA) », a fait figure d’exemple. Fondée en 2010, elle collectait jusqu’à 500 000 livres de plastique par mois, recyclant une partie localement, le reste étant exporté vers la Chine et l’Inde. Elle a malheureusement dû fermer en 2021, faute de soutien et d’infrastructures.

Chaque déchet est une matière première en puissance. Les plastiques, séparés et broyés, pourraient être revendus à des industries régionales ou transformés localement en pavés, en bacs ou en tuyaux pour les communes. Les restes organiques issus des marchés et des ménages, au lieu de pourrir dans les fossés, pourraient nourrir la terre grâce au compost ou produire du biogaz pour la cuisson. Les bouteilles en verre pourraient retrouver le chemin de la consigne, les métaux celui de filières mieux organisées. Même les gravats, abandonnés dans les ravines, pourraient être concassés et réutilisés dans la voirie. Les vieux textiles et les pneus usagés deviendraient des matières premières pour l’artisanat ou de nouveaux matériaux de construction.

Et à l’heure du numérique, une simple application mobile suffirait à transformer les citoyens en acteurs du recyclage : signaler un point de collecte, recevoir une petite récompense pour un tri correct, et participer directement à l’assainissement de son quartier.

Ailleurs, d’autres pays ont déjà transformé ce défi en opportunité. Kigali, la capitale du Rwanda, autrefois saturée de déchets, a choisi une voie radicale. Chaque dernier samedi du mois, les citoyens descendent dans la rue pour l’Umuganda, une journée de nettoyage collectif devenue un rituel national. Ajouté à cela l’interdiction stricte des plastiques à usage unique et une volonté politique affirmée, Kigali est aujourd’hui l’une des villes les plus propres d’Afrique. Au-delà de l’image, les bénéfices sont concrets : moins de maladies, une plus grande attractivité touristique et une fierté civique retrouvée.

En Colombie, la stratégie fut différente. À Bogotá, les autorités ont décidé de reconnaître officiellement les « recuperadores », ces milliers de personnes qui, comme en Haïti, survivaient en triant les ordures. Ils ont obtenu un statut légal, une rémunération pour le service rendu et un accès à de petites infrastructures de tri. Devenus membres de coopératives, ils ont vu leurs conditions de travail s’améliorer et leur revenu augmenter. Les taux de recyclage se sont envolés et la pauvreté urbaine a reculé. Ici, la leçon est claire : l’informel, plutôt que d’être écarté, peut devenir le cœur du système.

Haïti peut tirer parti de ces deux expériences. Comme Kigali, le pays a besoin d’une mobilisation citoyenne régulière, presque rituelle, pour redonner à la propreté une valeur culturelle et collective. Comme Bogotá, il doit inclure les récupérateurs dans le dispositif, leur donner un statut et les rémunérer pour leur rôle essentiel.

Une feuille de route est possible. Dans les cent premiers jours, deux villes pilotes pourraient être ciblées : Cap-Haïtien et Jérémie. On y instaurerait un tri simple en deux flux : déchets secs d’un côté, déchets humides de l’autre. Les récupérateurs y seraient recensés, équipés et intégrés officiellement au dispositif.

Dans la première année, des plateformes de tri verraient le jour, les marchés publics seraient tenus de composter sur place, et des incitations financières ou numériques encourageraient les ménages à participer. Sur trois à cinq ans, des unités de méthanisation produiraient de l’énergie locale, des filières de concassage de gravats alimenteraient la construction, et une contribution obligatoire des importateurs financerait la gestion des déchets à travers des éco-organismes.

Les bénéfices seraient multiples : des milliers d’emplois créés. Puisque le recyclage emploie cinq à quinze fois plus de personnes que l’enfouissement ; une meilleure santé publique, avec moins de mayengwen et de maladies hydriques ; une résilience accrue face aux inondations ; et de nouvelles recettes pour les communes grâce à la vente de matières premières et aux taxes vertes.

Jérémie, plus petite et à échelle humaine, pourrait devenir la vitrine de cette transformation. Avec son agriculture capable d’absorber compost et engrais organiques, et son potentiel touristique qui gagnerait à offrir l’image d’une ville propre et résiliente, elle pourrait incarner cette mutation.

Ainsi, le mot « fatra » ne serait plus seulement synonyme d’ordures. Comme dans ses autres acceptions culturelles, il redeviendrait un intervalle fertile, une étape de transition vers autre chose. Le Rwanda nous montre qu’une mobilisation civique peut changer le destin d’une ville ; la Colombie, qu’inclure les invisibles peut transformer un coût en richesse. Haïti, en réinventant sa manière de voir ses déchets, pourrait aller plus loin encore. Car l’Eldorado n’est pas dans nos mines ni sous nos montagnes. Il est déjà là, à ciel ouvert, au cœur de nos rues. Il attend seulement que l’on apprenne à le voir autrement.

Aujourd’hui, chaque fumée qui s’élève des dépotoirs est le signe d’une crise qui étouffe le pays autant qu’elle le pollue. Mais derrière ces tas d’immondices sommeille une richesse capable de créer des emplois, de protéger l’environnement et de redonner espoir. Haïti choisira-t-elle de continuer à brûler son avenir ou de transformer ses déchets en moteur de renaissance ? Inspirons-nous des meilleures pratiques mondiales pour forger notre propre voie.

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