En Haïti, les relations amoureuses et familiales ne suivent pas toujours le chemin balisé du mariage officiel. Le phénomène des « Fanm Deyò » en est la preuve vivante. Ces femmes, souvent fortes et autonomes, construisent leur vie hors des cadres légaux, dans des unions appelées « plaçage ».
« Si maryaj se yon liv, Fanm deyò se chapit ki pi li. »
Le phénomène des « Fanm Deyò » ne relève pas uniquement de la tradition. Il s’agit d’un système relationnel informel, hérité de l’histoire post-esclavagiste, nourri par les fragilités économiques et renforcé par l’absence de reconnaissance légale des unions libres. Ce modèle, le plaçage, façonne la reproduction sociale, l’accès à l’éducation et la distribution du pouvoir économique.
Mais une transformation silencieuse mérite attention : l’émergence des « Gason Deyò ». Ces hommes, souvent jeunes et précaires, sont entretenus par des femmes mariées ou autonomes. Ce phénomène révèle une inversion partielle des rôles de genre et une affirmation progressive de la sexualité féminine.
Contrairement à certains pays africains où la polygamie est encadrée par la loi (comme au Sénégal ou au Mali), le plaçage haïtien reste juridiquement invisible. Aucune disposition légale ne protège les droits des partenaires. Autrefois, c’étaient les intérêts de milliers d’enfants issus de ces unions qui étaient lésés. Mais grâce à la loi sur la paternité responsable de 2014, le problème a été résolu, du moins sur le plan légal.
Ce vide juridique crée une instabilité familiale chronique. Les femmes n’ont aucun droit sur les biens de leur conjoint, même après des années de vie commune. Les enfants, quant à eux, étaient souvent exclus des successions, des aides sociales et des protections juridiques. En l’absence de reconnaissance officielle, ces femmes vivent dans une précarité structurelle.
« Lanmou san papye pa gen valè nan tribinal. »
Le résultat donnait ce que l’on appelle dans le langage vernaculaire les « Timoun deyò ». Bien qu’avec la loi précitée et les conventions internationales sur les droits des enfants, le terme soit moins utilisé aujourd’hui. Désormais, « Tout timoun se timoun ». Plus question d’« enfants adultérins » ou d’enfants « conçus dans le mariage ». Le groupe Klass décrit ce phénomène dans son hit Timoun Deyò.
Les enfants nés de ces unions sont souvent marginalisés. En Haïti, environ un enfant sur sept est hors du système scolaire, et près d’un million risquent de décrocher. Les enfants non enregistrés à la naissance, situation fréquente dans les unions informelles, ne peuvent accéder aux services publics, y compris l’école. De plus, ces enfants sont surreprésentés dans les formes de travail informel et domestique. Il est important de noter que cela concerne une partie de ce groupe, non la majorité. Il y a aussi de nombreux « Timoun deyò » qui, même sans être reconnus, bénéficient d’une bonne éducation et réussissent dans la vie.
Le phénomène des restavèk (enfants placés comme domestiques) touche environ 286 000 enfants, dont la majorité est issue de familles pauvres ou de relations non reconnues. Ils sont souvent privés d’éducation, exposés à l’exploitation et à la violence.
Le plaçage et les « Gason Deyò » sont des réponses à la précarité. Les « Gason Deyò » vivent dans une subordination matérielle, sans droits ni reconnaissance. Ces relations, bien que parfois choisies, restent marquées par l’informalité et l’instabilité. Elles traduisent une économie affective où l’amour est conditionné par la survie.
Pourtant, l’informalité, si elle était encadrée, pourrait devenir un levier de développement. Mais en Haïti, l’absence de telles politiques maintient les « Fanm Deyò » et « Gason Deyò » dans une économie de survie.
Le phénomène des « Fanm Deyò » et « Gason Deyò » n’est donc pas une simple curiosité culturelle. C’est un miroir des failles économiques, sociales et politiques du pays. Tant que l’État restera aveugle à ces réalités, ces unions continueront de fonctionner dans l’ombre, entre amour, survie et débrouillardise. Alors, que faire ? Légaliser, encadrer, protéger, éduquer. Sinon, Haïti risque de rester bloquée dans une économie de « ti koze » et de « ti soulajman » où l’avenir des enfants continuera d’être sacrifié.
Et puis, soyons honnêtes : que ce soit « Fanm Deyò » ou « Gason Deyò », tout moun ap jwe menm jwèt la, men san règleman klè.
« Se tankou foutbòl san abit : tout moun ap fè gòl, men pèsonn pa konnen kiyès k ap genyen! »
Finalement, peut-être que le vrai problème d’Haïti n’est pas le mariage, ni même l’amour, mais le fait que tout se règle off the record. Ici, l’État se comporte lui-même comme un « moun deyò » : toujours absent, toujours irresponsable. Si fanm ak gason ap viv san papye, se paske Leta tou ap travay san papye.
Et qui sait ? Un jour, nous aurons peut-être un Code civil adapté à nos réalités. En attendant, l’amour en Haïti reste comme la politique : tout moun ap fè promès, men se sèlman lavi k ap vote.