Il arrive, rarement, qu’un concert dépasse la simple performance pour devenir un moment de vérité collective. Hier soir, au Centre Bell, Joé Dwèt Filé n’a pas seulement chanté : il a convoqué la mémoire, le corps et l’âme d’un public venu chercher bien plus que de la musique. Dans cette arène souvent associée au bruit, à la vitesse des patins de hockey et à la démesure, une autre forme de puissance s’est imposée : celle de la douceur maîtrisée, de la mélodie qui enlace plutôt qu’elle n’écrase. Dès les premières notes, une certitude s’est installée : la salle était acquise, non par effet de mode, mais par reconnaissance.
La voix de Joé Dwèt Filé porte en elle une géographie. Elle traverse les îles, les exils, les chambres solitaires et les pistes de danse. Elle parle d’amour avec gravité, sans cynisme, comme on parle d’une chose fragile qu’il faut protéger. Chaque chanson semblait poser la même question silencieuse : que reste-t-il quand le bruit du monde s’efface ?
Le public, majoritairement debout, ne regardait pas un artiste, il se regardait lui-même à travers lui. Les refrains repris en chœur devenaient des aveux, parfois des prières. À Montréal, ville faite de départs et de retours, cette musique trouvait un écho particulier : celui de la diaspora qui se souvient, même quand elle danse.
Et puis est venu le temps de 4Kampe. Mizik tèt chaje a. Dès les premières secondes, la salle a changé de respiration. Ce qui était ferveur est devenu déferlement. 4Kampe, devenu en quelques mois un hit mondial, n’a pas clôturé le spectacle : il l’a scellé. Les voix se sont élevées sans retenue, les corps se sont libérés, les barrières invisibles ont cédé. Plus personne ne chantait seul. Le Centre Bell tout entier était devenu chœur, pulsation, battement commun. Ce moment-là résumait tout. 4Kampe n’était plus une chanson, mais un symbole : celui de la persévérance, de la joie parfaite, de l’amour, mizik granmoun dezòd. Moun yo chante, yo rele, tout moun te an 4 Kampe.
Joé Dwèt Filé, loin de toute démonstration excessive, a choisi la retenue comme langage scénique. Un geste, un regard, une pause suffisaient. Cette économie de moyens donnait au spectacle une intensité rare, presque grave. On n’applaudissait pas seulement la performance, on remerciait. Quand les lumières se sont rallumées, quelque chose résistait encore dans l’air. Une chaleur. Une lenteur. Le sentiment d’avoir partagé un instant qui ne se reproduira pas à l’identique.
Hier soir, Joé n’a pas seulement rempli le Centre Bell. Il a uni. Il a réuni les Caribéens, les Haïtiens, les Africains, les Canadiens. Les jeunes, les anciens, les enfants, des premiers rangs jusqu’aux gradins les plus hauts. Il a rappelé, le temps d’une nuit, que la musique peut encore faire ce que peu de choses savent faire : rassembler sans expliquer, émouvoir sans diviser.
Cette soirée pose une question désormais incontournable : la musique haïtienne est-elle prête à changer de scène ? À quitter progressivement la culture exclusive des bals pour embrasser pleinement le format concert, avec sa narration, sa scénographie, son silence aussi ? Ce que Joé Dwèt Filé a démontré au Centre Bell, ce n’est pas seulement une capacité à remplir une salle, mais à la tenir, à la conduire, à lui donner un sens du début à la fin. Le public n’est plus seulement là pour danser ; il est là pour écouter, ressentir, suivre une œuvre.
Dès lors, une autre interrogation s’impose : quelle sera la place du compas dans cette transition ? Après que Joé Dwèt Filé, Arly Larivière et Medjy ont prouvé qu’un artiste haïtien peut faire vibrer des salles en format concert, le genre peut-il survivre sans se réinventer ? Le compas, musique de rassemblement par excellence, saura-t-il adapter son énergie à l’exigence d’un public désormais habitué à des spectacles construits, pensés, racontés ? La question n’est pas de renier l’héritage, mais de savoir s’il est prêt à évoluer pour continuer d’exister.


