Dans un pays profondément religieux, où l’homosexualité est souvent perçue comme immorale, deux figures queer émergent avec éclat : Mendel Tou Lumen et Unclekendji. Leur présence sur TikTok, oscillant entre humour, spiritualité et revendication identitaire, provoque autant de fascination que de rejet. Ils incarnent une nouvelle forme de visibilité dans un pays où le « zen » (les potins) domine la consommation médiatique.
“Yo pa sèlman fè moun ri, yo mete limyè sou sa nou te toujou kache.” (Ils ne font pas seulement rire, ils mettent en lumière ce que nous avons toujours caché.)
Le « zen » est devenu une obsession nationale. Les Haïtiens consomment les potins comme une forme de divertissement, mais aussi comme un puissant mécanisme de contrôle social. Des influenceurs se retrouvent souvent au cœur de controverses qui font le tour des réseaux : disputes entre artistes diffusées en direct, révélations sur des relations secrètes, trahisons amoureuses ou encore accusations de sorcellerie et de pratiques sexuelles jugées déviantes.
Ces contenus attirent bien plus d’attention que les débats sur l’éducation, la pauvreté ou la violence. Le « zen » devient ainsi une distraction collective, un théâtre social où l’on juge, rit et oublie les vrais problèmes.
“Zen se manje lespri ; li plen, men li pa nouri.” (Le point est la nourriture de l’esprit ; il remplit, mais ne nourrit pas.)
La religion joue un rôle central dans la condamnation de l’homosexualité en Haïti. Les pasteurs évangéliques et les prêtres catholiques dénoncent fréquemment les « pratiques impures » dans leurs sermons. Pourtant, plusieurs scandales ont éclaboussé le clergé : accusations de corruption, de détournement de fonds et même d’abus sexuels. Ces contradictions affaiblissent l’autorité morale de l’Église tout en renforçant l’idée que la société haïtienne vit dans une hypocrisie religieuse : on condamne les autres tout en cachant ses propres fautes.
Contrairement au christianisme, le vodou haïtien offre une lecture plus inclusive de la sexualité. Des esprits comme Erzulie Dantor ou Gede Nibo sont associés à la fluidité de genre, à la sensualité et à la protection des marginalisés.
Mendel et Unclekendji intègrent souvent des éléments du vodou dans leur contenu : utilisation de symboles spirituels dans leurs décors, références aux lwas dans leurs discours et participation à des rituels ou événements culturels. Leur approche spirituelle devient aussi un outil commercial : vente de produits dérivés, collaborations avec des marques et participation à des événements comme Miss Universe Haiti. Ils transforment ainsi leur identité en une force économique et culturelle.
Malgré les critiques, ces figures redéfinissent les normes. Ils montrent que l’identité queer peut coexister avec la culture haïtienne, la spiritualité et même la foi. Leur succès oblige la société à confronter ses contradictions : pourquoi suivre des personnes que l’on condamne ? Pourquoi rire avec ceux que l’on exclut ? Ils ne cherchent pas à être acceptés — ils imposent leur existence.
“Yo pa chanje kilti a, yo mete limyè sou sa nou te toujou kache.” (Ils ne changent pas la culture, ils mettent en lumière ce que nous avons toujours caché.)
Mendel Tou Lumen et Unclekendji ne sont pas seulement des amuseurs sur TikTok : ils incarnent une nouvelle voix qui secoue les fondations de la culture haïtienne. Leur succès révèle à la fois la fragilité de notre société et la soif de liberté d’une génération fatiguée d’attendre. Ils offrent de la visibilité, du courage et une spiritualité alternative dans un pays où l’avenir semble verrouillé. Mais leur présence soulève une série de questions morales et sociales cruciales.
Pourquoi ont-ils plus d’influence que les professeurs, les intellectuels ou les leaders politiques ? Est-ce parce que le rire et le scandale sont plus séduisants que l’éducation et la discipline ? Ou est-ce que, dans un pays sans perspectives, seuls le spectacle et l’extravagance semblent offrir une échappatoire ?
Les pasteurs les condamnent, mais leurs sermons n’atteignent pas la même audience. Les professeurs corrigent des devoirs, mais les salles de classe se vident. Pendant ce temps, un TikTok de Mendel ou d’Unclekendji réunit des milliers de jeunes en quelques minutes. Ils mettent en lumière notre hypocrisie collective : nous rejetons publiquement ce que nous consommons en secret avec passion.
Pour beaucoup de jeunes, ils deviennent des modèles, non parce qu’ils proposent un projet d’avenir structuré, mais parce qu’ils semblent offrir un raccourci vers la visibilité, l’argent et une forme de reconnaissance sociale. Une question capitale se pose alors : que devient une génération si TikTok remplace le diplôme comme clé du succès ? Est-ce une rébellion légitime contre un système défaillant, ou une nouvelle prison déguisée en liberté ?
En réalité, Mendel et Unclekendji ne contrôlent pas seulement TikTok en Haïti : ils nous tendent un miroir. Ils nous forcent à regarder nos contradictions, nos désirs inavoués et nos priorités dévoyées. La vraie question n’est peut-être pas de savoir pourquoi les jeunes les suivent, mais pourquoi nous, les adultes, n’avons plus rien à leur proposer de plus fort, de plus inspirant, de plus crédible.
Car si le seul rêve que nous laissons à nos enfants est de devenir des “stars de TikTok”, alors le véritable scandale, ce n’est pas eux… c’est nous.