Haïti : La fin des salles obscures

Il fut un temps où Haïti connaissait encore la joie simple, mais essentielle, d’aller au cinéma. Un temps où les salles obscures rythmaient la vie sociale du pays : le Rex Théâtre, le Parisiana, le Capitol, l’Impérial, le Magic Ciné, le Lido, le Triomphe, et tant d’autres cinémas de quartier aujourd’hui disparus, avalés par le silence.

Des années 1950 aux années 1990, et même jusqu’au tournant des années 2000, Port-au-Prince et les grandes villes du pays vibraient au son des projecteurs. À Jérémie, le Cinéma Versailles ou « Kay Pyram » était la place, le lieu incontournable des grandes rencontres. Durant Noël et Pâques, deux séances étaient immuables : une à midi pour les jeunes, une le soir pour les adultes.

À Jérémie, l’ancien Ciné Versailles (rue Eugène Magron) fait désormais office de point de vente de poulets et de produits congelés suite à son rachat par un entrepreneur local.

C’est là que des milliers d’adolescents ont découvert Jean-Claude Van Damme, Rambo, les films romantiques, les comédies françaises et les grands classiques américains. C’est là que des générations ont pleuré devant Titanic, connu leurs premiers frissons, leurs premiers débats, et parfois leur premier baiser.

Ces lieux ne formaient pas seulement des spectateurs. Ils formaient des citoyens, des rêveurs, des êtres humains complets. Ils étaient des temples sociaux où les classes se mélangeaient, où la jeunesse se construisait. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce patrimoine culturel ? Des carcasses. Des portes rouillées. Des souvenirs que la poussière enterre.

Une génération sans mémoire collective

La génération née après 2000, marquée par le séisme, la crise sécuritaire et l’effondrement institutionnel, ne connaît pas le cinéma comme expérience sociale. Ils connaissent des écrans, oui, mais des écrans solitaires : téléphones brisés, tablettes usées, vidéos TikTok de 20 secondes. Rien qui rassemble. Rien qui élève.

Haïti est devenue un pays où des milliers d’enfants n’ont jamais :

Acheté un billet ; Senti l’odeur du pop-corn ; Attendu dans une file ; Vécu le silence sacré qui précède l’extinction des lumières.

Comment bâtir le rêve d’un peuple dépourvu d’espace pour rêver ensemble ? Comment espérer cohésion, culture et avenir, lorsque même les lieux de respiration sociale ont disparu ?

L’absence de cinéma : symptôme d’un État démissionnaire

Les pays qui n’ont pas de salles de cinéma actives appartiennent souvent à quatre catégories :

  1. Les régimes autoritaires où la culture est strictement contrôlée (Corée du Nord, Érythrée).
  2. Les États en guerre prolongée où les infrastructures culturelles deviennent impossibles à maintenir (Somalie, Soudan du Sud).
  3. Les nations en effondrement institutionnel, où l’État n’assume plus aucune responsabilité culturelle.
  4. Les économies en ruine, où la culture est reléguée au dernier rang des priorités, loin derrière la survie.
Ciné Triomphe (Port-au-Prince) : fermé en 1988 puis réouvert le 19 juin 2015, l’établissement est aujourd’hui de nouveau clos en raison du climat d’insécurité. Crédit : Jonhatan Shuman

Haïti se retrouve tragiquement dans cette dernière catégorie. Un pays où l’accès au cinéma n’est pas interdit, mais abandonné. Car l’absence de cinéma n’est pas neutre. Elle est révélatrice. Elle dit tout d’un État démissionnaire.

Un pays qui ne protège pas ses salles de cinéma, ses bibliothèques, ses théâtres ou ses centres d’art est un pays qui abandonne volontairement la formation culturelle, émotionnelle et civique de sa jeunesse. Pendant que d’autres nations, même les plus pauvres, préservent leurs lieux de culture, l’État haïtien, lui, a laissé pourrir les siens. Termites, temps, négligence, insécurité : tout a été plus fort qu’un gouvernement incapable de défendre ce qui fait la dignité d’un peuple.

Pas de politique culturelle. Pas de plan de sauvegarde. Pas même un inventaire de ce qui a été perdu. On nous parle pourtant de « développement », de « croissance », « d’avenir économique » … mais quel avenir peut exister pour un peuple dont même les espaces de rêve sont détruits ?

Reconstruire l’imaginaire pour reconstruire le pays

Ces espaces n’étaient pas seulement des lieux de simple loisir. C’étaient des lieux où l’on apprenait :

  • La morale ; L’amour ; La justice ; La révolte ; La beauté ; L’humanité.

Le cinéma forgeait l’imaginaire collectif. Il unissait les classes sociales. Il éduquait sans discours. Il guérissait par la fiction et par le rire. En laissant détruire ces salles, l’État a brisé un miroir dans lequel Haïti pouvait encore se reconnaître.

Le Foyer Culturel, l’une des salles obscures emblématiques de la ville, accueille désormais davantage d’activités diverses que des affiches de cinéma.

Rouvrir un cinéma, ce n’est pas seulement projeter un film. C’est réaffirmer que la jeunesse mérite plus que la survie. C’est recréer un espace public où les Haïtiens peuvent se rassembler sans peur. C’est restaurer un pan entier de la dignité nationale. C’est redonner un imaginaire commun à un pays qui se délite.

La reconstruction nationale passera par l’école et par la sécurité, certes. Mais elle passera aussi nécessairement par la renaissance des lieux où l’on peut encore rêver ensemble. Car un pays sans cinéma ni loisirs n’est pas seulement un pays en crise ; c’est un pays amputé de sa mémoire et de son avenir.

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