Dans une région où les routes, l’électricité et l’internet restent précaires, les jeunes misent sur le numérique et le e-commerce pour bâtir une économie nouvelle. L’exemple du Rwanda montre que ce pari peut transformer une société.
Un isolement aux multiples facettes
La « Cité des poètes » a toujours eu un charme unique, mais sur le plan économique, elle demeure une ville isolée. Son enclavement est aggravé par de multiples obstacles : des pistes agricoles dégradées qui empêchent les agriculteurs d’écouler leurs produits à temps, des coupures d’électricité persistantes depuis plus de quatre ans, un transport rendu irrégulier par le contrôle des axes routiers par des gangs armés, et une connexion internet instable fournie par les opérateurs locaux.
Pour beaucoup, ces freins auraient suffi à condamner tout rêve d’ouverture. Pourtant, une nouvelle génération de jeunes est convaincue que le numérique peut briser cet isolement. « Avèk yon ti telefòn entèlijan, ou ka jwenn kliyan nan Montreal, Paris oswa Pòtoprens » (« Avec un simple smartphone, on peut trouver des clients à Montréal, Paris ou Port-au-Prince »), lance avec conviction Catherine, une jeune artisane qui vend déjà ses bracelets sur Instagram. Pour elle, là où les routes physiques se ferment, la technologie des smartphones ouvre une porte sur le monde.
L’émergence d’une économie digitale locale
En effet, l’idée gagne du terrain dans la cité d’Etzer Vilaire, où chaque petit commerçant rêve de transformer son activité en une entreprise numérique. Ainsi, une couturière peut créer une page Instagram pour ses robes, un cacaoculteur peut valoriser sa récolte auprès de coopératives, et un restaurateur peut fidéliser ses clients via WhatsApp Business.
Des plateformes locales comme Bazar Market ou Ayibopost Store offrent déjà une vitrine, tandis que des places de marché internationales comme Etsy ou Amazon Handmade permettent à la diaspora d’acheter directement. « Si mwen genyen yon bon foto, yon bon paj Facebook, ak yon moun nan dyaspora pou voye machandiz yo, mwen ka vann plis pase tout sa m’ap vann sou mache lokal la » (« Si j’ai une bonne photo, une bonne page Facebook et quelqu’un dans la diaspora pour expédier la marchandise, je peux vendre bien plus que sur le marché local »), argumente Claudia, une jeune couturière du centre-ville.
Cependant, l’enthousiasme des jeunes ne suffit pas à masquer les difficultés, et les obstacles sont nombreux. « Gen anpil fwa kliyan mwen yo lage kòmand yo paske mwen pa rive voye l alè » (« Il arrive souvent que mes clients annulent leurs commandes parce que je n’arrive pas à les envoyer à temps »), regrette Josué, un petit producteur de café.
Outre les défis déjà mentionnés, le transport des marchandises depuis la capitale ou d’autres régions vers Jérémie reste cher et peu fiable, en raison de l’insécurité et du manque de services de livraison structurés. En conséquence, beaucoup d’initiatives échouent avant même d’atteindre leur clientèle.
Le modèle rwandais : une source d’inspiration
Pourtant, une solution a déjà été trouvée ailleurs dans le monde. Si la Grand’Anse cherche un modèle, elle peut se tourner vers le Rwanda, un pays africain qui a su transformer ses faiblesses en force. Il y a vingt ans, Kigali ressemblait à Jérémie : enclavée, sans grands ports ni routes modernes, avec une économie dominée par l’agriculture. Mais le pays a fait le pari du numérique en suivant un plan clair.
Le premier axe de la politique gouvernementale fut le programme « Vision 2020 », qui a placé les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) au cœur du développement national. Un ministère dédié et un agenda numérique ambitieux ont été créés. Les Rwandais ont également misé sur les infrastructures : 7 000 km de fibre optique ont été déployés à travers le pays, et les réseaux Wi-Fi publics ont été étendus de Kigali jusqu’aux villages.
L’autre pilier de ce programme fut la formation. L’informatique a été intégrée à l’enseignement dès l’école primaire. La création d’incubateurs comme kLab et de programmes de codage pour les jeunes illustre cet effort.
Le e-commerce y bat également son plein. Les paiements numériques se généralisent, notamment via le Mobile Money. Le succès de plateformes locales comme Murukali.rw, qui s’appuient sur un partenariat avec la diaspora pour écouler les produits agricoles et artisanaux, en est la preuve. L’innovation logistique est aussi au rendez-vous : l’industrie pharmaceutique utilise des drones pour livrer médicaments et produits essentiels dans les zones isolées.
Aujourd’hui, Kigali est surnommée la « Silicon Valley de l’Afrique de l’Est ». De grandes entreprises comme Google et Microsoft y investissent, et les jeunes Rwandais exportent leur café, leur artisanat et leurs services numériques dans le monde entier.
Quelles leçons pour la Grand’Anse ?
Quelle leçon en tirer ? Avec une vision claire, une meilleure connexion internet, un centre numérique communautaire et l’appui de la diaspora, la Grand’Anse peut amorcer le même type de transformation. Pour que l’économie numérique y devienne une réalité, voici quelques pistes de solution :
- Formation : Initier les jeunes aux outils digitaux essentiels comme WhatsApp Business, le marketing en ligne et la gestion de pages professionnelles sur Facebook et Instagram, dans le cadre d’une Éducation aux Médias et à l’Information (EMI).
- Infrastructure communautaire : Créer un centre numérique local, équipé d’une source d’électricité stable, d’une connexion internet fiable et d’un studio photo pour valoriser les produits.
- Logistique : Développer des relais logistiques entre Jérémie et la diaspora pour assurer une expédition fiable des marchandises.
- Solidarité : Mobiliser la diaspora autour d’un mouvement de solidarité, comme l’achat régulier de produits « Made in Grand’Anse » pour soutenir les entrepreneurs locaux.
- Plaidoyer : Mener des actions de plaidoyer auprès de l’État et des opérateurs télécoms pour améliorer les infrastructures et élargir la couverture internet dans la région.
Malgré les difficultés, Jérémie peut compter sur sa jeunesse créative et résiliente. Dans une ville souvent perçue comme isolée, ces jeunes entrepreneurs refusent de céder au fatalisme. Comme le confie Roseline, une artisane qui rêve de vendre ses colliers sur Etsy : « Nou pa ka ret tann Leta fè tout bagay pou nou. Nou dwe kòmanse ak sa nou genyen » (« On ne peut pas attendre que l’État fasse tout pour nous. Nous devons commencer avec ce que nous avons »). C’est un véritable appel aux initiatives citoyennes.
Si le Rwanda a pu bâtir un modèle numérique en partant de presque rien, la Grand’Anse peut, elle aussi, tracer sa propre route digitale. Un chemin qui ne remplace pas les routes de béton, mais qui pourrait bien les précéder.