Jérémie, surnommée la « Cité des Poètes », a longtemps été un symbole d’intelligence, de culture et d’ouverture sur la Caraïbe. Pourtant, au XXIe siècle, son plus grand défi reste une ressource essentielle : l’électricité.
Aujourd’hui, dans la capitale poétique de la Grand’Anse, les mots brillent mais la lumière, elle, se fait rare. Depuis plusieurs années, les coupures d’électricité rythment la vie des habitants. La nuit, la ville entière est plongée dans une obscurité profonde, à peine interrompue par le ronronnement des génératrices privées, trop coûteuses pour la majorité. Ce black-out permanent ne se limite pas à une simple gêne : il affecte profondément la santé, l’éducation, les ménages, les commerces et le développement global de la région. Une fois la nuit tombée, les rues replongent dans le noir, freinant les activités économiques, fragilisant la sécurité et étouffant toute ambition de développement.
Il fut un temps où Jérémie faisait figure de ville moderne et progressiste. Dans les années 1970 et 1980, l’arrivée de l’électricité par les réseaux de l’Électricité d’Haïti (EDH) avait été perçue comme une promesse de prospérité. Les turbines au diesel, bien que coûteuses, apportaient une stabilité qui permettait aux commerces, écoles, hôpitaux et institutions publiques de fonctionner normalement. La lumière symbolisait l’espoir, le mouvement et la vie après le coucher du soleil.
Mais, au fil des décennies, les failles sont apparues. La dépendance aux combustibles importés, les infrastructures vieillissantes, le manque d’entretien et les crises politiques ont transformé ce qui était un acquis en un luxe. Aujourd’hui, à Jérémie, l’électricité est une loterie : elle apparaît puis disparaît sans prévenir, paralysant toute perspective. Les conséquences sont visibles dans chaque secteur. Les hôpitaux peinent à conserver les vaccins et les médicaments à bonne température. Les petites entreprises réduisent leurs heures d’ouverture ou ferment purement et simplement. Les élèves, privés de lumière pour étudier le soir, accumulent un retard scolaire. Même la sécurité publique est compromise : une ville plongée dans l’obscurité est une ville vulnérable.
À l’échelle économique, ce déficit énergétique décourage les investisseurs. Les commerces paient plus cher pour produire leur propre électricité au moyen de génératrices, ce qui augmente leurs coûts de production et réduit leur compétitivité. C’est un cercle vicieux où l’obscurité freine la croissance, et où l’absence de croissance empêche d’investir dans des solutions durables.
Pourtant, Jérémie ne manque pas de ressources naturelles pour se réinventer. Située entre mer et montagnes, la ville possède un climat, une géographie et des écosystèmes capables de produire une énergie locale, propre et fiable.
L’hydroélectricité à petite échelle : Les rivières de la Glace, de la Voldrogue et d’autres cours d’eau régionaux pourraient alimenter des microcentrales hydroélectriques, offrant une énergie stable sans les coûts exorbitants des grands barrages. Des turbines à faible impact environnemental pourraient approvisionner plusieurs quartiers sans dépendre des combustibles fossiles.
Le solaire : Avec un ensoleillement exceptionnel presque toute l’année, l’installation de panneaux photovoltaïques sur les toits pourrait réduire drastiquement la dépendance au réseau défaillant.
L’éolien : Le littoral de Jérémie bénéficie de vents réguliers et soutenus, une ressource encore inexploitée, idéale pour des parcs éoliens de moyenne capacité, y compris des projets communautaires.
La biomasse : Les déchets agricoles (cacao, café, bananes, canne à sucre) constituent une ressource inexploitée qui pourrait produire du biogaz, réduisant à la fois le volume de déchets et le déficit énergétique.
Ces options existent et ont été testées dans des pays au profil similaire : le Costa Rica produit plus de 98 % de son électricité à partir de sources renouvelables, le Cap-Vert a misé sur l’éolien, et plusieurs villes africaines utilisent des mini-réseaux solaires pour sortir de l’obscurité sans attendre un grand réseau centralisé.
Le problème n’est donc pas l’absence de solutions, mais le manque d’un plan global et d’une vision commune. Les initiatives doivent être décentralisées, adaptées à la réalité locale, soutenues par l’État mais aussi portées par le secteur privé, la diaspora, les ONG et les citoyens eux-mêmes. La transition énergétique de Jérémie ne peut être un projet abstrait ; elle doit être un pacte collectif pour la vie, la sécurité et l’avenir.
La situation actuelle n’est pas une fatalité. Jérémie peut redevenir une ville éclairée, un moteur économique et social pour toute la Grand’Anse. Mais la lumière ne reviendra pas seule. Faudra-t-il encore des années de silence et d’obscurité avant d’agir ? Combien d’opportunités économiques perdues, combien de jeunes talents contraints à l’exil, combien d’hôpitaux fragilisés faudra-t-il encore accepter ?
L’électricité n’est pas qu’une commodité : c’est le souffle vital du développement. Chaque jour passé dans le noir est un jour où l’avenir s’éloigne. Il est temps de transformer la géographie généreuse de Jérémie en moteur d’autonomie énergétique. La question est désormais claire : aurons-nous le courage d’investir dans nos propres forces naturelles, ou laisserons-nous l’obscurité étouffer, une fois de plus, les promesses d’une ville qui n’a jamais cessé de rêver ?
