Depuis plusieurs années, la montée des réseaux sociaux et des technologies numériques a transformé le paysage de l’information, en Haïti comme ailleurs. Si ces outils ont offert à chacun une tribune d’expression, ils ont aussi favorisé la circulation incontrôlée de fausses informations.
Entre les manipulations médiatiques, la course au buzz à tout prix et les rumeurs déformées, la frontière entre le vrai et le faux s’est peu à peu effacée. Le journalisme haïtien, autrefois un pilier de l’opinion publique, a vu sa crédibilité s’effondrer. Certains professionnels, pris dans une spirale d’ambition, de rivalités et de propagande, ont trahi les principes de rigueur, semant davantage la confusion que la clarté.
Notre engagement personnel dans cette lutte contre la désinformation remonte au séisme du 12 janvier 2010. Cette tragédie nationale, qui a non seulement coûté des centaines de milliers de vies, a aussi mis en lumière une crise tout aussi insidieuse : celle de l’information.
À cette époque, pour ceux qui vivaient en province, il était presque impossible de savoir ce qui se passait réellement. Les radios locales, les réseaux sociaux et les plateformes numériques relayaient des informations souvent erronées, non vérifiées, voire dangereuses. Mal collectée, mal traitée et mal diffusée, l’information est devenue une arme à double tranchant, aggravant la détresse au lieu de l’apaiser.
Aujourd’hui encore, Haïti reste profondément fragilisée par ce fléau. Ce n’est pas un simple problème technique ou médiatique, mais une menace sociale, politique et morale. Dans les campagnes comme dans les villes, les contenus biaisés ou falsifiés alimentent la peur, les divisions et la méfiance. Lors des périodes électorales, la situation s’aggrave avec son lot d’accusations infondées, de dossiers truqués et de propagande ouverte. Le citoyen ne sait plus à qui se fier. La démocratie s’effrite, la société se polarise et le journalisme perd son impartialité.
Face à cette crise, il devient urgent de créer des espaces de vérité : des lieux, réels ou numériques, où l’information est traitée avec rigueur, vérifiée et diffusée dans le respect de l’éthique.
La lutte contre la désinformation est plus qu’une nécessité ; c’est une vision durable, tournée vers l’avenir. Elle repose sur des piliers essentiels. Il faut éduquer la population, notamment les jeunes écoliers et les journalistes, à l’esprit critique et au droit à l’information. Il est également crucial d’ouvrir des espaces de débat apaisés, loin de la censure et des clivages, et de constituer une mémoire collective fiable, utile pour la recherche et l’éducation. Enfin, il est impératif de connecter journalistes, intellectuels et citoyens au sein d’un réseau de transparence.
La désinformation ne s’arrête pas aux frontières. Elle traverse les océans et pénètre les réseaux de la diaspora haïtienne, notamment aux États-Unis, au Canada, en France et dans les Caraïbes. Souvent exposés à des récits sensationnalistes ou caricaturaux, les Haïtiens de l’extérieur vivent dans une peur constante. Le résultat est un repli identitaire, une baisse des investissements, une rupture affective avec le pays natal et un désengagement politique.
Cette fracture peut être réparée. Pour y parvenir, il faut réconcilier la diaspora avec une information fiable et contextualisée en créant des ponts éditoriaux entre l’intérieur et l’extérieur du pays. Il est tout aussi important de donner une voix aux Haïtiens d’ailleurs pour enrichir le débat national et de s’attacher à représenter Haïti avec humanité, au-delà des stéréotypes et du chaos.
Dans cette lutte mondiale, plusieurs pays tracent déjà des voies inspirantes. La France, par exemple, a mis en place plusieurs initiatives. Sa loi contre la manipulation de l’information (2018) permet de bloquer les fausses nouvelles en période électorale et oblige les plateformes à plus de transparence. L’éducation aux médias est encouragée dans les écoles en partenariat avec des acteurs comme le CLEMI. De grands médias publics se sont engagés dans le fact-checking (vérification des faits), tandis que l’ARCOM régule les plateformes numériques, en lien avec le Digital Services Act (DSA) européen.
Les États-Unis s’appuient sur des organismes de fact-checking indépendants et ont formé une alliance avec le Royaume-Uni et le Canada pour contrer la manipulation étrangère. De son côté, l’Union européenne agit à plusieurs niveaux : le DSA régule les plateformes, l’AI Act encadre les deepfakes (hypertrucages), et le Media Freedom Act protège les journalistes. L’UE soutient l’éducation aux médias et la liberté de la presse, privilégiant la régulation à la censure pour respecter la liberté d’expression. Au niveau mondial, les Nations Unies considèrent la désinformation comme une menace globale et ont lancé la campagne « Verified » pour diffuser des informations fiables, tout en appuyant l’UNESCO dans ses programmes d’éducation.
Des initiatives régionales voient également le jour dans les Caraïbes. Trinité-et-Tobago et la Barbade ont lancé des programmes scolaires pour renforcer l’esprit critique, tandis que le réseau CIJN (Caribbean Investigative Journalism Network) produit du contenu rigoureux. En Haïti même, des médias comme AyiboPost ou Le Nouvelliste s’engagent dans un journalisme d’investigation. La CARICOM collabore également avec des partenaires internationaux pour coordonner les efforts.
Pour Haïti, il ne s’agit pas de copier ces modèles, mais de les adapter avec intelligence à notre contexte. Il est primordial d’éduquer dès le plus jeune âge, en créole, via les écoles, les radios et les initiatives communautaires. Il faut également former les influenceurs, très suivis sur les réseaux sociaux, à la vérification des sources. Il est tout aussi crucial de renforcer les médias indépendants, notamment en zone rurale, et de créer des coalitions citoyennes avec une forte implication de la diaspora. Enfin, le lancement d’une plateforme de fact-checking participatif, regroupant journalistes, étudiants et citoyens engagés, serait une avancée majeure.
La désinformation et le « clickbait » sont des virus sociaux. Face à eux, la recherche de la vérité est un acte de guérison collective. En Haïti, nous espérons que le dernier décret sur le droit à la preuve et aux technologies de l’information, publié par le Conseil présidentiel dans le journal Le Moniteur, édition spéciale numéro 55, le mercredi 27 août, portera ses fruits.
En effet, comme ailleurs, il est temps de reconstruire les ponts détruits par les fausses nouvelles. Pour une jeunesse mieux informée. Pour une diaspora réconciliée. Pour un journalisme digne, responsable et au service de ceux qui n’ont pas de voix.