Paradoxalement, plus la communauté internationale affirme vouloir aider Haïti, plus la crise s’aggrave. Aujourd’hui, l’Organisation des États Américains (OEA) revient sur le devant de la scène avec un plan d’envergure de 2,6 milliards de dollars visant à stabiliser le pays. Mais à la lumière des expériences passées, nombreux sont ceux qui s’interrogent : s’agit-il d’une véritable refondation ou d’une énième tentative vouée à l’échec ?
On peut dire aujourd’hui qu’Haïti est un pays en ruines. Ce nouveau plan, pour ambitieux qu’il soit, n’en est pas moins controversé. Albert Ramdin, le nouveau secrétaire général de l’OEA, affirme vouloir « briser le cycle de l’instabilité » en Haïti. Son plan repose sur cinq piliers :
- Paix et sécurité : 1,33 milliard de dollars pour sécuriser les côtes, saisir les armes et réformer un appareil judiciaire gangrené par la corruption.
- Aide humanitaire : 908 millions de dollars pour répondre à une urgence alimentaire et sanitaire sans précédent.
- Cadre politique et élections : 104 millions de dollars pour relancer un processus électoral légitime.
- Développement économique : 256 millions de dollars pour tenter de générer des revenus locaux.
- Coordination internationale : une structure censée aligner l’OEA, l’ONU et la CARICOM sous une gouvernance unifiée.
« Sans sécurité, pas de développement ; mais sans développement, pas de sécurité », martèle Ramdin. Selon lui, la pauvreté extrême alimente la violence : « Si les Haïtiens n’ont ni revenu ni espoir, ils tombent dans le piège des gangs, de l’illégalité ou de l’exode. »
Pourtant, ce discours soulève un scepticisme profond. L’OEA traîne derrière elle un lourd passif en Haïti. Son rôle controversé lors des élections de 2010-2011 reste un point noir majeur. À l’époque, sous la pression des États-Unis et d’autres puissances, l’organisation avait contraint le président René Préval à exclure son dauphin, Jude Célestin, du second tour au profit de Michel Martelly, sur la base d’un rapport technique contesté. Pour beaucoup, cet épisode a consacré l’ingérence étrangère dans le processus démocratique haïtien et a contribué à la défiance actuelle envers l’OEA.
Ricardo Seitenfus, ancien représentant spécial de l’OEA en Haïti, ne mâche pas ses mots : « L’OEA a été créée pour la négociation diplomatique, pas pour reconstruire des États. Depuis 30 ans, Haïti est un laboratoire d’expériences internationales ratées. » La reconstruction post-séisme de 2010 est un échec cuisant : des milliards promis, pour de maigres résultats sur le terrain. Cet échec de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), co-présidée par Bill Clinton et le Premier ministre haïtien de l’époque, hante encore le pays. Infrastructures non réalisées, corruption persistante, absence de redevabilité : l’histoire d’un gâchis monumental qui nourrit aujourd’hui le doute.
Le contexte international est défavorable, avec une OEA affaiblie et des États-Unis hésitants. L’organisation n’est plus l’acteur influent qu’elle prétend être. Toujours dépendante des financements américains (près de 50 % de son budget), elle fait face à un scepticisme croissant, y compris à Washington. Lors de l’Assemblée générale de l’OEA en juin dernier, le sous-secrétaire d’État américain, Christopher Landau, a fustigé son inaction : « Haïti s’enfonce dans le chaos, et que fait l’OEA ? Si elle est incapable de jouer un rôle constructif, pourquoi existe-t-elle encore ? »
Cette remarque reflète une tendance américaine : déléguer la « gestion » d’Haïti à des acteurs régionaux, tout en réduisant son propre engagement direct. Le déploiement actuel d’une force multinationale menée par le Kenya sous mandat de l’ONU en est l’illustration : l’OEA est reléguée à un rôle secondaire.
L’analyse la plus critique reste peut-être la plus simple : sans État fonctionnel, aucun plan international ne peut réussir. Haïti souffre d’une fragmentation institutionnelle extrême :
- Un gouvernement provisoire sans légitimité populaire ;
- Des institutions judiciaires paralysées par la corruption et la peur ;
- Un territoire partiellement contrôlé par des gangs lourdement armés ;
- Une population exsangue, désabusée par des décennies de promesses non tenues.
Dans ce contexte, injecter des milliards risque de n’être qu’une fuite en avant si la gouvernance haïtienne ne reprend pas le contrôle. Comme le souligne Seitenfus : « Investir en Haïti, c’est investir dans ses institutions, pas dans des intermédiaires étrangers. Sinon, on ne fera que répéter les erreurs du passé. »
Nouvel échec ou opportunité historique ?
Le plan de Ramdin se veut une « approche intégrée et durable ». Mais derrière les discours ambitieux, plusieurs questions demeurent :
- Où est la voix des Haïtiens dans ce processus ?
- Comment garantir que l’argent atteindra réellement la population et non les réseaux de corruption ?
- L’OEA, aujourd’hui discréditée, peut-elle regagner la confiance du peuple haïtien ?
La réponse à ces questions déterminera si ce projet marque un tournant historique ou un nouveau fiasco. L’avenir d’Haïti ne dépend pas uniquement d’un plan international, aussi bien financé soit-il. Il dépend avant tout d’une refondation interne, soutenue mais non imposée par l’extérieur. Pour l’instant, la méfiance est de mise : Haïti pourrait bien n’être, encore une fois, qu’un terrain d’expérimentation pour des ambitions diplomatiques étrangères, au détriment de son peuple.
Le peuple haïtien, quant à lui, ne saurait attendre indéfiniment. Il continuera de faire valoir ses droits avec une insistance légitime. Il incombe aux élites haïtiennes et à la communauté internationale de ne pas rester inactives. Leur échec à proposer une vision d’avenir durable pour le pays ne ferait que précipiter des explosions sociales, par lesquelles la population manifesterait de nouveau sa dignité et sa juste exigence de justice sociale. Ce serait une nouvelle interpellation cinglante de l’OEA sur l’efficacité de son action et de son plan.
S’apprête-t-on à changer de plan sans changer de scénario ? L’histoire invite à la prudence.