Elles sillonnent les routes, nourrissent les villes, habillent les campagnes. Dans une nation en crise, les Madan Sara incarnent à la fois la résilience et le potentiel d’une économie à moderniser. Portrait de l’une d’elles : Cacilia Aimé, figure de Jérémie, disparue en 2001 mais dont l’héritage continue d’inspirer.
Nous sommes à Jérémie, une ville du sud de la République d’Haïti. Le soleil se levait à peine sur Marfranc lorsque les voix commençaient déjà à résonner entre les étals : « Bèl twal, bon pri ! ». Les ballots s’ouvraient, les couleurs éclataient, et le marché s’animait. Dans ce tourbillon, elle était toujours reconnaissable : Cacilia Aimé, foulard solidement noué, rouleaux de tissus étalés sous sa tente, regard déterminé et sourire discret.
Pendant des décennies, elle fut une présence incontournable des marchés hebdomadaires : le mardi à Marfranc, le mercredi à Moron, le jeudi à Chambellan. Presque tout le monde, dans la Grand’Anse, avait un jour acheté chez elle : un drap pour un nouveau-né, un tissu de mariage, l’étoffe d’un uniforme scolaire. « Cacilia, c’était la marchande qu’on attendait », se souvient un Jules, un habitant de Jérémie. « Si elle n’était pas là, le marché n’était pas vraiment le marché. »
Être Madan Sara, ces commerçantes itinérantes qui structurent l’économie informelle, c’est conjuguer l’épuisement du corps et l’intelligence de la survie. Pour ma mère, la semaine commençait bien avant l’aube : préparer ses ballots, choisir les couleurs qui se vendraient, trouver comment financer la prochaine tournée. Sans jamais avoir fréquenté l’école, elle possédait une intelligence économique incontestable. « Ma mère n’avait pas de cahier de comptes, mais tout était dans sa tête : qui lui devait combien, quel tissu plaisait le plus, ce que chaque marché pouvait absorber ». Elle appartenait à une génération de femmes qui, sans infrastructures ni soutien de l’État, ont bâti l’économie informelle qui nourrit encore aujourd’hui la majorité des foyers haïtiens.
Le cœur caché de l’économie haïtienne
Les Madan Sara restent indispensables. Elles acheminent les produits agricoles des campagnes vers les villes, assurant ce lien vital entre producteurs et consommateurs. Mais leur travail demeure précaire. Routes dangereuses, risques de vol, absence d’entrepôts, transactions exclusivement en espèces : chaque jour est une épreuve. « Elles constituent l’un des réseaux logistiques les plus cruciaux du pays, mais elles opèrent sans reconnaissance ni soutien », explique un économiste haïtien. « Moderniser leur travail pourrait transformer la trajectoire macro-économique d’Haïti. »
Du panier au smartphone : un avenir possible
Ailleurs dans le monde, des femmes au profil comparable à celui des Madan Sara ont été propulsées par la technologie et l’organisation collective :
- Kenya : Les mama mboga, vendeuses de légumes, utilisent M-Pesa pour sécuriser leurs transactions, épargner et accéder au microcrédit. Leurs revenus et leur sécurité se sont nettement améliorés.
- Ghana : Les associations féminines des marchés, les market queens, fixent les prix, organisent le transport et offrent même des services de crédit et d’assurance à leurs membres.
- Rwanda : Les coopératives féminines relient production et marché. 73 % des adultes y utilisent les paiements numériques, ce qui leur ouvre l’accès au crédit et à l’investissement.
Pour Haïti, les pistes sont claires : généraliser les paiements mobiles (via MonCash, par exemple) pour réduire les risques liés au transport d’argent liquide et bâtir des historiques financiers ; renforcer les associations pour mutualiser le transport, le stockage et la sécurité ; utiliser les données de transactions numériques pour ouvrir l’accès au microcrédit ; et investir dans les infrastructures de base comme des abris de marché, de l’éclairage, l’accès à l’eau et de petits entrepôts. C’est possible avec peu de moyens mais beaucoup de volonté politique. Cela commence par reconnaître que ces femmes sont déjà des entrepreneures.
L’héritage de Cacilia : une leçon pour la nation
Cacilia Aimé est décédée en 2001, mais son nom reste synonyme de force et de confiance dans la Grand’Anse. Avec de simples tissus et une volonté inébranlable, elle a élevé ses enfants, bâti une réputation et soutenu sa communauté. Elle n’avait pas de diplôme, mais maîtrisait les mathématiques de la survie. Elle n’avait pas de bureau, mais dirigeait une entreprise à ciel ouvert. Elle n’avait pas d’investisseurs, mais investissait dans l’avenir d’une ville entière.

Son histoire est un miroir pour Haïti. Alors que le pays affronte une crise économique et sociale profonde, sa vie soulève des questions urgentes : combien de temps une nation peut-elle survivre en laissant son pilier économique dans l’ombre ? Que deviendrait Haïti si ses Madan Sara avaient les mêmes outils que leurs homologues du Kenya, du Ghana ou du Rwanda ? N’est-il pas temps de reconnaître que la plus grande richesse du pays travaille déjà, à l’aube, sous une bâche de marché ?
Cacilia Aimé n’était pas seulement une vendeuse de tissus. Elle fut un pilier invisible d’Haïti, une femme qui a habillé des générations, dynamisé le commerce local et démontré que dignité et progrès pouvaient naître de la sueur, de la résilience et de l’ingéniosité. Elle n’a jamais demandé de reconnaissance. Elle a simplement travaillé, jour après jour, jusqu’à son dernier souffle. Mais aujourd’hui, Haïti peut-il encore ignorer son héritage et celui des autres Madan Sara ? Peut-il se permettre de laisser ses femmes les plus fortes en marge, alors qu’elles tiennent déjà les clés de la survie économique ?
Le chemin est clair. Il faut :
- Une stratégie nationale pour intégrer les Madan Sara au crédit, à la sécurité et aux infrastructures.
- Des solutions fintech adaptées, développées par des acteurs locaux.
- Une diaspora qui investit dans ces réseaux plutôt que de se limiter aux dons.
- Et, collectivement, la reconnaissance que ces femmes ne sont pas de simples marchandes, mais des bâtisseuses de nation.
Madame Aimé est le reflet de toutes ces Madan Sara qui, dans l’ombre, tiennent Haïti debout. Elles sont la colonne vertébrale invisible de l’économie et de la société, trop souvent ignorées et laissées sans protection. Reconnaître leur rôle n’est pas un geste symbolique, c’est une nécessité vitale. Car le véritable avenir d’Haïti ne se joue pas seulement dans les discours politiques ou les accords internationaux, mais dans la dignité accordée à celles qui le nourrissent et le portent chaque jour. Un pays qui force ses femmes à bâtir dans le silence se condamne. Mais un pays qui investit en elles construit son avenir.
Les Madan Sara portent déjà Haïti. Reste à savoir si Haïti et le monde auront enfin la lucidité et le courage de marcher à leurs côtés.